n° 24 - La chevauchée d'Aristote

(09/06/2021)
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Le Lai d’Aristote est un fabliau courtois médiéval. Ce genre de texte est habituellement une célébration de l’amour mais celui-ci a la particularité de résonner plutôt comme une satire amoureuse. La première version écrite remonte au XIIIe s. et serait de la main d’Henri d'Andely, celui-ci aurait été inspiré par un conte oriental Le Vizir sellé et bridé.
Le récit connaît différentes versions au fil des manuscrits jusqu’au XIVe
s. Le conte perdure cependant plus tardivement mais sous forme iconographique. Il a donné lieu à une image topique qui s’est répandue en Europe dans
les arts, celle d’un Aristote à quatre pattes chevauché par une femme.
Qu’est-ce que raconte le Lai d’Aristote ?
Le lai met en scène trois personnages : le roi de Macédoine Alexandre le Grand, le philosophe Aristote et une
jeune femme parfois nommée Phyllis selon les versions.
Le roi
néglige son royaume à cause des sentiments qu’il éprouve envers la jeune femme.
Son maître Aristote le rappelle à l’ordre. La jeune femme est alors délaissée par
Alexandre. Elle entreprend de séduire le philosophe pour se venger. Aristote est
charmé mais la jeune femme n’accepte ses avances que s’il consent à se mettre à
quatre pattes et lui serve de monture. Alexandre, prévenu par Phyllis, les
trouve dans cette posture peu flatteuse pour son maître. Aristote doit alors admettre la puissance du sentiment amoureux.
Diffusion et reprise de l’imagerie de l’Aristote chevauché
L’historiette connaît une réapparition au XVIIIe s. dans
les arts : en peinture avec le tableau d’Étienne Jeaurat,
Aristote et Campaspe ou encore au théâtre avec le vaudeville Aristote amoureux ou le philosophe bridé d’Augustin de Piis et de
Pierre-Yves Barré. Au XIXe s. un autre opéra-comique Le Char d’Alphonse Daudet et Paul Arène en reprend la trame narrative mais place Aristote harnaché à un char sur lequel
sont placés Alexandre et une jeune femme, Briséis.
Lai d'Aristote — Console de la façade, in Lucien Bégule, La Cathédrale de Lyon, Paris : H. Laurencs, 1913, p. 71.
Les interprétations du texte
Le Lai d’Aristote prend place dans un contexte de tensions universitaires
entre philosophes et théologiens vis-à-vis de l’étude de textes de sciences (notamment
la Métaphysique d’Aristote). Ses interprétations sont diverses.
Pour certains, l’anecdote vise la provocation des intellectuels trop épris d’Aristote, pour d’autres le contexte de l’amour courtois souligne la dichotomie posée dans le récit entre amour et raison. Le philosophe est au cœur d’une contradiction, il développe un discours sur la tempérance à son élève et, dans les actes, se révèle incapable lui-même de s’y conformer. Le lai serait alors une critique d’une certaine forme exclusivement discursive de la sagesse.
Il faut également noter que ces interprétations sont plus ou moins négatives pour la figure féminine et celle de l’intellectuel selon les siècles et les œuvres. La femme est tantôt une séductrice, la symbolique sexuelle du cheval et de l’acte équestre y participant ; tantôt un être raisonnable qui prend en défaut la logique du philosophe.
Une adaptation équestre ?
Cette image trouve même un écho dans le monde équestre dans
un livre théorique, considéré par certains comme la « bible » de l’équitation :
L’Ecole de cavalerie de La
Guérinière. En effet dans le frontispice réalisé
par Charles Parrocel de l’édition de 1733 se trouve une scène similaire.
Comment expliquer la reprise d'une telle scène en frontispice ?
La reprise détournée de ce lai par Charles Parrocel permet d'introduire une certaine nuance dans le propos.
La leçon d’équitation parfaite représentée
par Achille et Chiron trouve dans la scène de l'Aristote chevauché un miroir déformé. La scène des putti offre un signal sur les faiblesses humaines de tout maître et revendique une certaine
modestie face à l’idéal pédagogique chironien pris en référence.
Dès le frontispice, le lectorat est donc averti que certes il s'agit d'un ouvrage sérieux mais que l'auteur est conscient des limites du savoir raisonné qu'il peut transmettre. Une touche d'humour qui s'avère profitable !
En bas à droite, un lai d'Aristote rejoué par des angelots en frontispice de L'Ecole de cavalerie de La Guérinière, 1733. Source : Gallica.
Pour aller plus loin :
Henri d'Andeli, Le Lai d'Aristote publié d'après le texte inédit du ms. 3516 de la Bibliothèque de l'Arsenal, Rouen, 1901, 26 p. Avec introduction par A. Héron. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72896z
Le site du Virtual Museum of Education Iconics Study and Love qui y consacre une page, "Aristotle’s Fall" : http://iconics.cedh.umn.edu/Aristotle/Gallery/default.html
Alexandra Ilina, "Se moquer d'Aristote au Moyen Âge" in Emese Egedikovacs (dir.), Byzance et l'Occident II : Tradition, transmission, traduction, Budapest : Collège Eötvös József Elte, 2015, pp. 63-73. En ligne : https://www.academia.edu/27197471/Byzantine_Influence_on_the_Namegiving_Practises_of_the_Hungarian_%C3%81rp%C3%A1d_Dynasty_Open_Access_
Marie-Paule Loicq-Berger, "Aristote au miroir médiéval. Un imaginaire malicieux", Folia Electronica Classica, n° 19, 2010. En ligne : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/19/Aristote2/miroir2.htm#
Image en Une : Aquamanile représentant Aristote et Phyllis datant de la fin du XIVe ou du début du XVe s. et provenant des Pays-Bas. Exposé au Metropolitan Museum of Art. Source : MET (public domain)