n° 29 - Discours d’écuyers : les jambes
Ce mois-ci, partez à la découverte de phrases méconnues d’écuyers à la tunique noire.
Si certaines des formules des écuyers du Cadre noir de Saumur sont devenues presque proverbiales, d’autres énoncés méritent aussi notre intérêt et notre attention. Cette quatrième sélection se consacre aux jambes de l’écuyer du XIXe au XXIe s.
Les jambes sont l’une des indispensables aides du cavalier. Au fil des siècles, si la posture a évolué, la description de l’usage des jambes est restée peu ou prou la même. Néanmoins, cela n’empêche pas à chaque auteur-écuyer de mettre en lumière un ou des points de vigilance issus de leur propre expérience.
A la fin du XIXe s., le capitaine de Saint-Phalle se fait une réputation avec sa jument Mademoiselle d’Etiolles et son premier ouvrage Dressage et emploi du cheval de selle paru en 1899. Ce n’est qu’en 1902 après avoir remporté le championnat du cheval d’armes (prémices du concours complet) avec la jument Marseille II, qu’il intègre l’Ecole de cavalerie en tant qu’instructeur d’équitation pour revêtir, enfin, la tenue noire en 1903.
Dans son premier livre, il consacre une section complète aux jambes dans le chapitre II « Moyens dont dispose le cavalier pour établir et changer les équilibres ». Cette section se présente sous quatre entrées : « Action simultanée des deux jambes », « Actions latérales des jambes », « De la sensibilité aux jambes », « De l’éperon ». Dans l’esprit de l’auteur, mains et jambes du cavalier doivent servir à mettre la monture dans l’équilibre qui conviendra à l’exercice à venir. Dans cette section, il détaille particulièrement la manière dont il amène les chevaux à répondre aux jambes avec finesse et l’importance de bien mener cette éducation. Pour cela, il a recours à une métaphore musicale :
« Dans le dressage aux jambes, le cavalier devra avoir
soin de ménager la sensibilité du cheval pour ne pas l’émousser et se réserver
la faculté de graduer ses effets. Si, dès le début de ce dressage, on
impressionne énergiquement le cheval, on ne tardera pas, suivant son caractère,
à l’affoler ou à lui donner une insensibilité dont on ne le réveillera plus que
par des attaques violentes excluant, dans l’habitude de l’équitation, toute
finesse et toute graduation. On fera d’aussi mauvaise besogne qu’un pianiste
ferait de la mauvaise musique sur un instrument qu’il ne pourrait faire vibrer
qu’en le frappant à tour de bras. » (Legoupy éd., 1989, p. 36)
Au XXe s., le colonel Challan-Belval fut écuyer du Cadre noir pendant l’entre-deux guerres et dirigea l’Institut national d’équitation de 1968 à 1972 (la forme primaire de l’Ecole nationale d’équitation de Saumur). Celui-ci est reconnu pour ses compétences en dressage : à la fois instructeur, président de la commission de dressage de la Fédération française des sports équestres (futur FFE) et membre de la même commission à la FEI. L’un de ses ouvrages s’intitule d’ailleurs Dressage : de la reprise n° 1 à la reprise olympique ; les principes et leur application. Un chapitre est consacré aux jambes dans la première des trois parties s’intéressant à l’équitation élémentaire.
L’auteur, comme bien d’autres, souligne la nature essentielle de l’impulsion pour l’équitation et le rôle primordial des jambes pour celle-ci. Il développe son propos notamment sur deux points. Pour que les jambes soient efficaces, il faut que leur action débute de l’assiette et porte de l’arrière vers l’avant. Si, et seulement si, le cheval ne répond pas à l’action enveloppante de l’assiette aux mollets, alors interviennent les talons. Mais l’une des fautes commises par le cavalier est, selon lui, la remontée du talon :
« Doit être formellement exclue, toute remontée vers le haut, instinctive et trop fréquente, hélas ! du talon, tandis que l’extrémité du pied pointe désespérément vers le sol.
Les conséquences de ce défaut sont funestes : l’action de la jambe part alors du talon, au lieu de commencer à l’assiette. Elle entraîne un glissement exagéré vers l’arrière, du bas du mollet, avec un relâchement de l’adhérence de sa partie supérieure. Le genou s’écarte, entraînant avec lui l’ouverture de la cuisse. Les épaules s’inclinent en avant, tandis que l’éperon remontant vers le milieu des côtes risque une intervention intempestive mal accueillie par le cheval.
L’action des jambes est faussée et aboutit en général à des fouaillements de queue, signes de contradiction. » (Lavauzelle, 1971, pp. 32-33)
Au XXIe s., Philippe Karl est écuyer du Cadre noir de 1985 à 1998. Spécialiste du dressage, il est aussi le connu pour être le cavalier d’Odin, le premier étalon de pur-sang lusitanien ayant intégré les galas du Cadre noir. Dans son livre Une certaine idée du dressage : Odin à Saumur, il revient sur le travail accompli avec Odin du débourrage à la haute école.
C’est dans le chapitre IV « Philosophie de l’équitation académique » que « Les leçons de la jambe » sont abordées. Si c’est également en lien direct avec l’impulsion que l’auteur traite des jambes du cavalier, une grande place est accordée à la psychologie du cheval. En effet, il réaffirme, après avoir cité Nuño Oliveira et le général Decarpentry, que l’impulsion est plus culturelle que naturelle :
« L’impulsion résulte d’une éducation aux jambes, qui n’ont a priori sur le cheval aucune vertu de mise en avant, les éperons encore moins.
Juché sur le dos de cet herbivore à l'instinct grégaire qu’est pas nature le cheval, le cavalier se trouve de fait en position de prédateur. Ceci, inscrit dans l’atavisme de cet animal, explique combien le débourrage est une phase critique, où maladresse et brutalité peuvent laisser des traces indélébiles. La confiance qui s’y impose, nécessite un véritable apprivoisement, au terme duquel le cavalier est admis comme ‘‘congénère dominant’’.
Selon son tempérament, le cheval répondra à l’agression que représentent les jambes du cavalier, soit en se tétanisant, soit en s’échappant dans de violentes défenses. Il faut donc considérer l’impulsion comme l’expression de légèreté aux jambes. » (Belin, 2008, p. 109)
Photo : (c) Alain Laurioux