n° 34 - Discours d'écuyers : la sensibilité du cheval

Au XIXe s., l’écuyer en chef du Cadre noir
Jean-Baptiste Cordier, auteur avec Flandrin du Cours d’équitation militaire, évoque le degré de sensibilité de la bouche du cheval. Il préconise un
usage du mors selon la sensibilité exacerbée ou absente et donc de
travailler à une habituation ou au
contraire à une re-sensibilisation de la bouche du cheval.
Selon lui, il ne faut pas rechercher le même degré de sensibilité chez tous les chevaux, l’individualité de chaque monture doit être prise en compte. De même, ce n’est pas avec l’aide de mors plus durs ou compliqués qu’il faut espérer re-sensibiliser une bouche abîmée.
« 93. Le filet peut aussi et doit être employé alternativement avec la bride […], dans l'instruction des jeunes chevaux, pour ralentir ou calmer celui qui est ardent, soutenir, relever celui qui s'abandonne sur les épaules, sans engourdir la bouche ni porter atteinte à sa sensibilité.
94. Dans cette leçon, il faut chercher à remettre d'aplomb le cheval lourd qui s'appuie sur le mors et s'engourdit les barres, ménager celui qui est faible, assouplir celui qui est lourd et roide, passer quelque chose à celui qui est gêné par une mauvaise conformation ou par quelque tare ; calmer et habituer peu à peu au poids, à l'appui, à l'effet du mors celui qui est trop sensible, chercher à faire renaître la sensibilité dans la bouche endurcie ; mais, dans tous les cas, n'avoir jamais la dangereuse prétention de tirer le même parti de tous les chevaux, de leur donner à tous la même légèreté, la même souplesse, la même adresse, le même courage, la même mémoire. Cette erreur ne conduit qu'à faire ce qu'on appelle des bouches fausses, égarées, pesantes, des barres sourdes, etc., inconvénients auxquels on cherche ensuite à remédier par des mors de toutes les figures, qui ne servent qu'à achever de brouiller et de ruiner les chevaux. » (1828, p. 99)
Au XXe s., le colonel
Challan-Belval, écuyer du Cadre noir pendant l’entre deux guerres, associe
la sensibilité du cheval à l’impulsion dans son livre Dressage. Il considère la sensibilité comme une qualité intrinsèque du cheval qu’il faut mettre au service de l’impulsion :
le désir de se porter en avant.
Cette association sera fructueuse pour l’équitation supérieure en quête de légèreté puisqu’elle permettra un allègement des aides du cavalier et une relation harmonieuse avec le cheval. La sensibilité du cheval ne se réduit plus uniquement à sa bouche mais s’applique à l’ensemble de son corps ainsi qu’à son mental.
« C’est en faisant appel à cette qualité si étonnamment aiguisée chez le cheval, la sensibilité, que l’on arrivera à créer chez lui cette obsession volontaire du désir de se porter en avant, à la fois permanent, dynamique et discipliné qui est la caractéristique de l’impulsion en équitation supérieure.
Au cavalier de bien connaître et sentir, “lui-même”, toutes les nuances des effets des jambes et de la main suivant la forme et le lieu de leur action, et surtout de leur accord entre elles.
Exploitant alors cette sensibilité organique, le cavalier s’efforcera prudemment et pas à pas de faire passer dans les réflexes de sa monture le sentiment des plus légères sollicitations des aides, pour l’amener à en comprendre l’objet, et à désirer y obéir. » (1971, p. 68)
Au XXIe s., l’écuyer du Cadre noir Olivier Puls et l’éthologue de l’IFCE, Léa Lansade propose dans leur livre Comment le cheval apprend-t-il ? une partie qui s’intéresse au processus de sensibilisation et à l’intérêt qu’il présente dans l’apprentissage cognitif du cheval. On retrouve une logique similaire aux propos de Cordier : il s’agit soit de sensibiliser ou d’habituer (désensibiliser), la différence tenant au champ d’application. En effet, la sensibilité du cheval n’est pas réduite à la bouche uniquement mais à l’ensemble des procédés de communication anthropoéquine comme il avait été observé chez Challan-Belval.
Chez Olivier Puls et Léa Lansade, la sensibilité du cheval est observée selon une logique comportementale. Ainsi l’atténuation progressive du stimulus après un dépassement du seuil de tolérance provoque une sensibilisation tandis que l’augmentation progressive du stimulus sans dépasser le seuil de tolérance permet une habituation. Ce type d’apprentissage n’est qu’un des deux types traités dans le livre, le second étant le conditionnement opérant (renforcement négatif ou positif).
Le processus de sensibilisation est intéressant à utiliser « que ce soit à pied ou monté, […], en particulier pour rendre le cheval plus réactif à certains signaux. Par exemple, monté, on va chercher à sensibiliser le cheval au contact des jambes. À la longe, il peut être utile dans certains cas de sensibiliser le cheval à la chambrière. L’objectif est alors que le cheval réagisse au plus léger contact de la jambe, ou au simple frémissement de la chambrière. […]
Dans l’exemple de la sensibilisation à la chambrière, le but va être de l’agiter derrière le cheval afin d’être au-dessus de son seuil de tolérance. Il doit se porter franchement en avant, et si possible diriger son attention vers le longeur. En répétant plusieurs fois cette procédure, le cheval va finir par se porter en avant au simple frémissement de la chambrière.
CORDIER Jean-Baptiste/ Ecole royale de cavalerie, Cours d'équitation militaire. Contient : 3e partie : conservation du cheval, Saumur, 1828. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6527880x/
CHALLAN-BELVAL Colonel, Dressage : de la reprise n° 1 à la reprise olympique ; les principes et leur application, Lavauzelle, 1971.
PULS Olivier et LANSADE Léa, Comment le cheval apprend-il ? Bien l’éduquer en suivant les théories de l’apprentissage, IFCE, 2021, 2e éd.
Un podcast a également été réalisé par Olivier Puls, « Eduquer et travailler son cheval selon les principes d'apprentissages », Podcast Parlons cheval, IFCE, 23 min. En ligne : https://www.ifce.fr/ifce/connaissances/podcast-parlons-cheval-ifce/eduquer-et-travailler-son-cheval-selon-les-principes-d-apprentissages/
Image : (c) Alain Laurioux / IFCE