n° 6 - La musicalité de l’équitation

Cette semaine, découvrez les relations que l’équitation française (et plus largement européenne) entretient avec la musique.
Dès le XVIe s., la musique est déjà utilisée pour retranscrire la pratique équestre en Italie. L’écuyer Cesare Fiaschi introduit ainsi des partitions dans son ouvrage Trattato del modo dell' imbrigliare, maneggiare et ferrare cavalli datant de 1563. L'une des partitions dans l'ouvrage de Fiaschi (Folio 79v.) :
Si les Français n’ont pas répété cette insertion, le langage des cavaliers présente bien un imaginaire musical : le « rythme » et la « cadence » des allures, les « airs » d’école, l’« accord » des aides ou encore le cliquetis du mors et le claquement des sabots. Les écrits de l’équitation de tradition française déclinent cette dimension musicale de l’art équestre par le biais de comparaisons et de métaphores. Rousselet, un écuyer du Cadre noir réputé pour sa grande douceur, comparait le cavalier à un violoniste comme en témoigne Charles-Hubert Raabe, écuyer bauchériste qui l’a connu à Saumur :
‘‘Pour jouer d'un violon, l'instrumentiste est astreint à l'accorder, c'est-à-dire, tendre les cordes et faire agir l'archet. Sitôt les cordes détendues et l'archet au repos, le violon est inerte, il ne résonne plus.
Il en est de même pour le cheval.
Pour manier facilement le cheval, il faut l'accorder, c'est-à-dire, tendre légèrement les rênes, cordes de l'instrument et faire agir adroitement les jambes, qui serviront d'archet. Sitôt les rênes lâchées, les jambes abandonnées, le cheval, libre de ses mouvements, pourra agir selon sa volonté, soit pour s'activer, soit pour se reposer.
Le doigter sur les cordes du violon, de même que celui sur les rênes de bride sera varié, selon la note à faire produire au violon, selon le mouvement à faire exécuter au cheval. Le jeu de l'archet, de même que celui des jambes, devra fonctionner d'accord avec le doigter, jeu des mains, alors l'ensemble des deux jeux jouera juste.
Ce jeu d'ensemble, du doigter et de l'archet, quelque soient leur justesse, leur accord, leur entente, ne pourra obtenir, soit du violon, soit du cheval, qu'un certain nombre de notes pour l'instrument, qu'un certain nombre de mouvements pour le cheval.
D'où il résulte qu'il faut étudier la structure du violon et
la locomotion du cheval.’’ »
Charles-Hubert Raabe, Théorie raisonnée de l’école du cavalier à cheval, 1870, p. 233. En ligne sur BnF/ Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9602915f
Estampe de Georg Christoph Eimmart, Alii S[acr]ae R[egi]ae M[ajes]tis tiimpanistae et tubicines, éditée par Johann Georg Eberdt vers 1673. Source : Bibliothèque municipale de Lyon (Rés Est 105000 pl. 15)
Dans le monde, équitation et musique s’accordent et s’embellissant mutuellement depuis des siècles. La pratique équestre s’est, en effet, très tôt mise en scène en s’accompagnant de musique : tournois et jeux médiévaux, ballets équestres de la Renaissance, prestations circassiennes, vénerie, carrousels militaires et spectaculaires. Telle l’illustration allemande ci-dessus représentant des cavaliers jouant d’instruments ou encore Paul Cluzent, auteur d’une partition musicale spécialement destinée à accompagner le travail de François Baucher sur Partisan (voir références en fin d’article).
Le cheval lui-même, contribue à la création musicale par ses crins pour l’archet des instruments à cordes frottées ou encore la viole à tête de cheval - morin khuur - dont la musique est inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité. Il possède une sensibilité musicale prouvée, encore récemment, par des travaux scientifiques (voir la bibliographie en bas de l’article). Au XIXe s., l’écuyer Louis Savary de Lancosme-Brèves l’explicitait déjà dans l’un de ses ouvrages où il évoque les capacités sensorielles de l'équidé. Après la description anatomique des différentes parties de l'oreille et le parcours du son dans celle-ci, il évoque les réactions déclenchées chez le cheval à l’écoute d’une musique militaire :
« Remarquons-le auprès d'une musique militaire, comme [le cheval] se tient flanqué sur ses membres, la tête haute, les veines gonflées par le sang qui bouillonne ; il semble prendre place parmi les musiciens, ou plutôt il s'adjuge tout d'abord les fonctions de chef d'orchestre. Au premier éclat harmonique, il s'élève, piaffe ou passage sans s'écarter de la mesure, qu'il conserve tant que le morceau s'exécute, et remarquons que plus les instruments font vibrer l'air, et plus il s'anime ; les tons changent, il modifie sa cadence. Il est sous l'influence d'un charme qui l'excite. »
Lancosme-Brèves, Guide de l'ami du cheval, tome 1, 1855, p. 246. En ligne sur BnF/ Gallica : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb313055358
[Cham ?], Scène de l'opéra de Jérusalem. Trio avec trois Croisés de face à l'auberge du bon ermite : - ici on chante à pied et à cheval, édité chez Aubert & Cie Pl. de la Bourse, 1847. Source : BnF/ Gallica.
L’imaginaire équestre a aussi inspiré les musiciens tels la Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner et le Mazeppa de Frantz Liszt. Chez les compositeurs et chanteurs français peuvent être notamment cités : En habit de cheval d’Erik Satie, Les Chevaux de bois de Georges Bizet ou encore Le Petit cheval de Georges Brassens et Stewball d’Hugues
Aufray. Ils ne sont cependant pas les seuls à chanter sur l’équidé, les
témoignages des écuyers de cavalerie offrent quelques chansons
humoristiques.
L’album de Jacques Goulliard, Souvenirs d’une année de Saumur 1907-1908, donné à la Médiathèque du Cadre noir de Saumur par sa famille, contient ainsi une chansonnette militaire nommée « La Reprise des dieux » qui doit être déclamée sur l’air de « Une conspiration » :
« Deux fois par semaine, autour du Chardonnet
Il y a un grand remue-ménage
On voit affluer tous les gens qu’on connaît
Quels que soient leur sexe et leur âge.
Tous en courant, qu’il pleuve ou qu’il neige,
Se précipitent sur la tribune du manège.
Où courent-ils tous jeunes et vieux ?
Ils vont voir travailler les dieux.
On admire dès l’entrée évoluant en paix
Un essaim de chevaux de race
Portant sur leur dos les dieux avec respect.
Ils trottent, ils galopent avec grâce
Ils voltent, appuient, doublent en cadence
Et font leurs mouvements avec tellement d’aisance
Qu’on se demande un peu anxieux
Si tous seuls ils ne feraient pas mieux.
En faisant sous les yeux remplis d’admiration
Du public qui les examine
Nos dieux souriants soignent leur position
Lèvent la tête, cambrent la poitrine
Mais dans les coins très loin du monde
Ils engueulent leurs chevaux d’une voix furibonde
‘‘Tiens-toi tranquil’ bougre d’cochon
Tu vas me faire ramasser le bouchon’’.
Enfin sur deux rangs parfaitement alignés
Ils entament la figure finale
Voyant cela les chevaux jusque-là résignés
Passagent de façon magistrale
Est-ce par hasard ou pour rendre hommage
À nos Dieux, qui si bien ont conduit leur dressage.
Je croirais plutôt, on ne sait jamais
Que c’est parce qu’on va leur fout’ la paix. »
Pour aller plus loin :
- Le livre de Cesare Fiaschi, Trattato del modo dell' imbrigliare, maneggiare et ferrare cavalli, 1563. En ligne sur BnF/ Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3145205- La partition de Paul Cluzent « Musique du travail de Partisan » in François Baucher, Passe-temps équestres : suivis de notes explicatives, 1840. En ligne sur BnF/ Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96152743/f217.item
-La musique traditionnelle du Morin Khuur sur le site de l’Unesco : https://ich.unesco.org/fr/RL/la-musique-traditionnelle-du-morin-khuur-00068
-Autres exemples de chansonnettes à thématique équestre disponibles en ligne sur BnF/ Gallia : « A cheval sur ?... Chansonnette » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k921374f ; « A cheval ! Chansonnette enfantine » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k921306s ; « A cheval !... Chanson hippique » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k921345s
-Stéphane Béchy (dir.), « La Musique du Cheval », Revue Cheval/ chevaux, éd. du Rocher, 2010.Frédéric Magnin, « Airs, en terme de Manège. La fabrique des articles consacrés à l’art équestre dans l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie,n° 44, octobre 2009, pp. 117-136. En ligne : https://doi.org/10.4000/rde.4567
-Lauriane Cheveau, Étude préliminaire de l'effet de la musique classique diffusée via un bonnet audio sur le stress des chevaux lors d'examens radiographiques. Thèse vétérinaire soutenue à l’École nationale vétérinaire d'Alfort et à l’UPEC sous la direction de Caroline Gilbert, 2018. En ligne sur le portail documentaire de l’IFCE : https://mediatheque.ifce.fr/index.php?lvl=notice_display&id=64707
-Camille Eyraud, « La diffusion de musique, un outil de gestion du stress au quotidien ? », Journées sciences et innovations équines, 2019. En ligne sur le portail documentaire de l’IFCE : https://mediatheque.ifce.fr/index.php?lvl=notice_display&id=62518
- Claire Neveux et al., « La musique adoucit les mœurs... et diminue le stress », 42e Journée de la Recherche Équine. En ligne sur le portail documentaire de l’IFCE : https://mediatheque.ifce.fr/index.php?lvl=notice_display&id=51036.
Image en Une : détail de Le Trompette à cheval / artiste anonyme français du 17e s. Source : BnF/ Gallica